LE CHEVALERESQUE
1.9.10
La Plagne, juillet 84, les caravanes jouent Still loving you. Sans attrait particulier pour le groupe Scorpions, une poignée de coureurs – les meilleurs de l’épreuve pourtant- sont à l’approche, dodelinant dangereusement du col. Depuis un moment déjà, on ne roule plus très droit, ça fait couic couic et ça commence à sentir la fonte. Alors, obéissant à un signal mystérieux, Fignon se lève de sa selle et prend la tangente. Il s’en va rejoindre le peuple frémissant des secondes, sortes de papillons blancs qu’on attrape avec un cale-pieds.
C’est un après-midi lumineux aux arrières-plans de montagnes bleues comme son vélo Gitane. Fignon, tout en force, chaudement vêtu de son maillot jaune Renault-Banania et d’un bandeau mousse anti-gouttes, gratifié du dossard numéro 1, escalade la pente avec autorité, impose son rythme aux mouvements telluriques de la roche : deux énormes cuisses qui, partant du dos, font boum boum contre le bitume jusqu’aux profondeurs de la terre. Deux grosses bottes aux pieds d’un gosse furibard.
A bientôt vingt-quatre ans, il a fait blanchir en quelques jours les sourcils noirs de Bernard Hinault et remporte son deuxième Tour de France avec une avance de dix minutes. Le public l’a découvert l’été précédent, quand, profitant de l’absence momentanée du Blaireau, il a eu le culot de s'asseoir dans son fauteuil en cuir de Zoetemelk.
Son allure atypique fait marrer. Visage d’enfant ébouriffé, lunettes rondes de petit sixième, cheveux filasses hésitant entre la frange et la raie au milieu… Plus d’un téléspectateur, en découvrant sa tronche de lauréat des Chiffres et des Lettres, pensera s’être trompé de programme. Dieu sait pourtant si l’histoire a prouvé qu’il n’était pas fortiche au Compte est bon.
Tandis qu’à l’été 83, il se met à gagner brutalement des mille et des cents sous l’impact de sa victoire surprise, médias et public tentent de le nanariser, de le poupouiser. On lui donne du Lolo, du Fifi… la blague en vogue sur les chaînes de fabrication allant répétant qu’il a fait le trou, Fignon. Hélas, il rejette le greffon, et la transformation du champion en héros populaire, échoue. Non pas qu’il soit bourge ou méprisant, mais il est de ceux qui rechignent à être plongés dans le court-bouillon de la réduction, qui n’entendent pas se laisser déposséder d’eux-mêmes au profit d’une mascotte sympa.
En parallèle, parce qu’il est né à Paris, habite Saint-Mandé, et qu’il révèle dans une interview aimer courir les bouquinistes, le monde des arts l’invite aux dîners mondains, vernissages, cercles fermés où, s’imagine-t-on, sa bonne mine et sa culture singulière divertiront peut-être. Sans plus de réussite.
Fignon n’a ni dieu, ni maître, ni personne qu’il désire flatter. On attendait un bon client, frais communicant, l’anti-Hinault, on tombe sur un authentique tempérament de champion, entier, sans calculs, tantôt ouvert tantôt non, une vraie tête de mule n’aimant rien tant que la solitude et ne craignant pas d’envoyer bouler journalistes, adversaires ou coéquipiers. Anquetil souriait, donnait le change, lui pas tellement, malgré sa tête rigolote. D’où un malentendu tenace.
Un autre jour, c’est sur la route de Mulhouse, en 1992. Transit brutal, car voici le crépuscule déjà. Il est à l’avant, dans le Tour pour la toute dernière fois. Ses –minces- espoirs de briller au général se sont effondrés l’avant-veille, lors du contre-la-montre de Luxembourg, rattrapé par Indurain parti six minutes après lui.
Avec, sur le dos, le maillot réglisse pistache d’une marque italienne, une mystérieuse boisson énergisante aux allures d’élixir de jouvence, Fignon donne tout ce qui lui reste pour empêcher le retour d’un groupe de poursuivants. Il a fait toute la course en tête. Le style est le même. Puissant, lourd, plutôt carré qu’arrondi, il porte à la fois le catogan et la calvitie, incarnation du yin et du yang. Sa vie de champion n’a pas été simple, a emprunté de sérieux tunnels. Opéré de la cheville en 85, il ne refait véritablement surface qu’en 88. A peine le temps d’un succès, et le voilà aussitôt entraîné par le fond de la faute d’un ver solitaire. Il se casse la clavicule, le scaphoïde, chope l’angine. Ce champion du mental a des faiblesses récurrentes, frustre régulièrement ses supporters par une poisse dont, cependant, il réchappe toujours.
Il y eut la vraie rupture. Son pénalty raté, sa gifle, son amour perdu.
Il écrira : "Le point de basculement de mon histoire se situe très exactement le dernier jour du Tour de France 1989. Jour de tristesse insensée, jour de défaite monstrueuse, inacceptable ».
L’histoire –pour ceux qui ne la connaîtrait pas encore- est racontée en long et en large dans tout internet et particulièrement sur cette page. Ces huit secondes, qui, paradoxalement, appartiennent davantage à Laurent Fignon qu’à Greg Lemond, sont les secondes les plus célèbres du milieu cycliste, et peut-être même de tout l’univers civilisé. Un poète leur a donné des prénoms (de tête : Ana, Bixa, Chloé, Déméter, Egide, Fidèle, Greta et Hilde), tandis qu’une secte californienne leur voue un culte. Elles sont les Ménines du Musée du Cyclisme.
Fignon a fini par le comprendre et par s’accommoder des sympathisants rencontrés sur les routes du Tour qui, croyant bien faire, lui rappelaient à tout instant ce moment tragique comme s’il s’agissait d’un souvenir cocasse, une péripétie colossale, devenue avec le temps un fait de gloire, un triomphe, mieux qu’une victoire.
Une dernière échappée. Une marine italienne par temps de brume. San Remo 89.
Le maillot du Système U n’a pas osé la rupture avec les années de gloire Renault. Il présente des bandes jaunes et noires en forme de fontaine. Dans le Poggio, Fignon s’agace de l’occupation de sa roue arrière par le Superconfex Maassen et plaque tout. En direct sur la RaiUno, parmi les tifosi craintifs, il secoue la route, fripe la retransmission, agite paysage et caméra. Un toit s’effondre, un arbre tombe. Chaque haie frémit sur son passage comme s’il était le printemps de retour. Il engloutit la Via Roma tel un morfal milanais la timbale de spaghetti.
Mais rupture d’antenne !
On croit l’avoir perdu.
Il réapparaît, blond platine dans les phares des voitures.
Disparaît à nouveau.
Revient.
Passe la ligne.
Gagne Milan-San Remo.
Et disparaît pour de bon sous les bouquets flous.
Une dernière chevauchée du Chevaleresque, qui fait regretter qu’il n’ait pas obtenu d’affronter son cancer sur un kilomètre sec.
C’est un après-midi lumineux aux arrières-plans de montagnes bleues comme son vélo Gitane. Fignon, tout en force, chaudement vêtu de son maillot jaune Renault-Banania et d’un bandeau mousse anti-gouttes, gratifié du dossard numéro 1, escalade la pente avec autorité, impose son rythme aux mouvements telluriques de la roche : deux énormes cuisses qui, partant du dos, font boum boum contre le bitume jusqu’aux profondeurs de la terre. Deux grosses bottes aux pieds d’un gosse furibard.
A bientôt vingt-quatre ans, il a fait blanchir en quelques jours les sourcils noirs de Bernard Hinault et remporte son deuxième Tour de France avec une avance de dix minutes. Le public l’a découvert l’été précédent, quand, profitant de l’absence momentanée du Blaireau, il a eu le culot de s'asseoir dans son fauteuil en cuir de Zoetemelk.
Son allure atypique fait marrer. Visage d’enfant ébouriffé, lunettes rondes de petit sixième, cheveux filasses hésitant entre la frange et la raie au milieu… Plus d’un téléspectateur, en découvrant sa tronche de lauréat des Chiffres et des Lettres, pensera s’être trompé de programme. Dieu sait pourtant si l’histoire a prouvé qu’il n’était pas fortiche au Compte est bon.
Tandis qu’à l’été 83, il se met à gagner brutalement des mille et des cents sous l’impact de sa victoire surprise, médias et public tentent de le nanariser, de le poupouiser. On lui donne du Lolo, du Fifi… la blague en vogue sur les chaînes de fabrication allant répétant qu’il a fait le trou, Fignon. Hélas, il rejette le greffon, et la transformation du champion en héros populaire, échoue. Non pas qu’il soit bourge ou méprisant, mais il est de ceux qui rechignent à être plongés dans le court-bouillon de la réduction, qui n’entendent pas se laisser déposséder d’eux-mêmes au profit d’une mascotte sympa.
En parallèle, parce qu’il est né à Paris, habite Saint-Mandé, et qu’il révèle dans une interview aimer courir les bouquinistes, le monde des arts l’invite aux dîners mondains, vernissages, cercles fermés où, s’imagine-t-on, sa bonne mine et sa culture singulière divertiront peut-être. Sans plus de réussite.
Fignon n’a ni dieu, ni maître, ni personne qu’il désire flatter. On attendait un bon client, frais communicant, l’anti-Hinault, on tombe sur un authentique tempérament de champion, entier, sans calculs, tantôt ouvert tantôt non, une vraie tête de mule n’aimant rien tant que la solitude et ne craignant pas d’envoyer bouler journalistes, adversaires ou coéquipiers. Anquetil souriait, donnait le change, lui pas tellement, malgré sa tête rigolote. D’où un malentendu tenace.
Un autre jour, c’est sur la route de Mulhouse, en 1992. Transit brutal, car voici le crépuscule déjà. Il est à l’avant, dans le Tour pour la toute dernière fois. Ses –minces- espoirs de briller au général se sont effondrés l’avant-veille, lors du contre-la-montre de Luxembourg, rattrapé par Indurain parti six minutes après lui.
Avec, sur le dos, le maillot réglisse pistache d’une marque italienne, une mystérieuse boisson énergisante aux allures d’élixir de jouvence, Fignon donne tout ce qui lui reste pour empêcher le retour d’un groupe de poursuivants. Il a fait toute la course en tête. Le style est le même. Puissant, lourd, plutôt carré qu’arrondi, il porte à la fois le catogan et la calvitie, incarnation du yin et du yang. Sa vie de champion n’a pas été simple, a emprunté de sérieux tunnels. Opéré de la cheville en 85, il ne refait véritablement surface qu’en 88. A peine le temps d’un succès, et le voilà aussitôt entraîné par le fond de la faute d’un ver solitaire. Il se casse la clavicule, le scaphoïde, chope l’angine. Ce champion du mental a des faiblesses récurrentes, frustre régulièrement ses supporters par une poisse dont, cependant, il réchappe toujours.
Il y eut la vraie rupture. Son pénalty raté, sa gifle, son amour perdu.
Il écrira : "Le point de basculement de mon histoire se situe très exactement le dernier jour du Tour de France 1989. Jour de tristesse insensée, jour de défaite monstrueuse, inacceptable ».
L’histoire –pour ceux qui ne la connaîtrait pas encore- est racontée en long et en large dans tout internet et particulièrement sur cette page. Ces huit secondes, qui, paradoxalement, appartiennent davantage à Laurent Fignon qu’à Greg Lemond, sont les secondes les plus célèbres du milieu cycliste, et peut-être même de tout l’univers civilisé. Un poète leur a donné des prénoms (de tête : Ana, Bixa, Chloé, Déméter, Egide, Fidèle, Greta et Hilde), tandis qu’une secte californienne leur voue un culte. Elles sont les Ménines du Musée du Cyclisme.
Fignon a fini par le comprendre et par s’accommoder des sympathisants rencontrés sur les routes du Tour qui, croyant bien faire, lui rappelaient à tout instant ce moment tragique comme s’il s’agissait d’un souvenir cocasse, une péripétie colossale, devenue avec le temps un fait de gloire, un triomphe, mieux qu’une victoire.
Une dernière échappée. Une marine italienne par temps de brume. San Remo 89.
Le maillot du Système U n’a pas osé la rupture avec les années de gloire Renault. Il présente des bandes jaunes et noires en forme de fontaine. Dans le Poggio, Fignon s’agace de l’occupation de sa roue arrière par le Superconfex Maassen et plaque tout. En direct sur la RaiUno, parmi les tifosi craintifs, il secoue la route, fripe la retransmission, agite paysage et caméra. Un toit s’effondre, un arbre tombe. Chaque haie frémit sur son passage comme s’il était le printemps de retour. Il engloutit la Via Roma tel un morfal milanais la timbale de spaghetti.
Mais rupture d’antenne !
On croit l’avoir perdu.
Il réapparaît, blond platine dans les phares des voitures.
Disparaît à nouveau.
Revient.
Passe la ligne.
Gagne Milan-San Remo.
Et disparaît pour de bon sous les bouquets flous.
Une dernière chevauchée du Chevaleresque, qui fait regretter qu’il n’ait pas obtenu d’affronter son cancer sur un kilomètre sec.
3 Comments:
Merci Pascal pour ce bien bel hommage.
thank you
Great read, thanks for sharing this
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