GRAND PRIX DES PASSIONS
21.1.07
Que foutais-je dans cette grange, en tenue cycliste et les genoux en sang ?
Toi seul, lecteur attentif aux aléas de ce tour décidément bien agité, eut alors su me le dire.
Un paysan à lunettes m’apporta une aspirine, tandis que je tentais de lui sourire, grimaçant de courbatures.
Il m’avait trouvé à demi-inconscient à l’entrée de sa ferme et, convaincu que j’étais soûl, m’avait transporté au chaud. Il se présenta : Bouvatier. Moi : ?
Autrefois coureur professionnel, il affirmait avoir quitté le milieu avant d’être gâté par le système. Préférant bifurquer alors qu’il avançait sur le sentier de la gloire, il avait disparu dans la nature pour retaper cette ferme quelquepart entre la frontière et le canal du Rhône, au lieu-dit que les allemands appellent Hammerstadt, et les Français « le Marteau ». Il en avait fait une maison de repos, ce qui, compte tenu de mon état, constituait une aubaine.
N’ayant ni portable ni papiers, je consentais à naître une seconde fois dans ce trou perdu du Marteau. Ma situation présente ne présageant rien de folichon quant à ma vie d’avant, j’y trouvais l’inestimable occasion de repartir de zéro.
Des accidentés venaient ici récupérer de leurs blessures, y croisant des célibataires accourus de la ville afin de transformer leurs RTT en week-ends de trois jours.
Pour leur confort, Bouvatier avait aménagé des bungalows en bois peint tout autour de l’étang. Une piste cyclable donnait à des mères divorcées la liberté de saluer des pêcheurs à la mouche très élégants.
A l’heure du déjeûner, pris en commun dans une joyeuse humeur de colo, une petite femme boulotte vint m’offrir une bolée de cidre.
Célibataire, Christine arrivait de Strasbourg et s’amusait de mon hématome au front. Ma tenue cycliste la faisait rire, et puisque je ne me souvenais toujours pas de mon nom, elle décida de m’appeler Bernard. « Bernard ! », rigolait-elle, les yeux gourmands.
Mes mollets, qu’elle qualifiait de dodus, lui plaisaient, n’était-ce le regret qu’ils ne fussent pas tondus. Toutefois, elle possédait dans son bungalow une crème épilatoire, et acceptait de m’en passer un peu, pourvu que je l’accompagne.
Alors, comme ça, je faisais du vélo ? – Fallait croire, bien que je n’en fus même pas certain. Elle prit ma réponse pour de la blague, et me massant soigneusement les jambes, se mit à rire.
Elle s’assombrit aussitôt, car elle aussi aimait le vélo. Ancienne miss, elle avait eu l’honneur de remettre son maillot jaune à Hinault, en 85, au terme du contre-la-montre de Strasbourg.
Elle en gardait un souvenir tendre.
Quelques mois plus tard, elle avait donné naissance à un fils qui, naturellement, s’était à son tour passionné pour le cyclisme.
Comme je m’enquérais de connaître sa catégorie, les larmes lui montèrent aux yeux. Ce fils avait mal tourné. Pour la consoler, je la pris dans mes bras, quand on frappa soudain à la porte.
« Madame Lebon ! », cria Bouvatier à travers la porte en pin, « C’est l’heure du Grand Prix ! Vous en êtes ? »
C’était un jeu d’amour courtois que les pensionnaires de la ferme avaient eux-mêmes inventé, et dont ils s’étaient fait une tradition le dimanche après-midi.
Une course entre deux individus, l’un à cheval, l’autre à vélo, permettait aux corps de se jauger dans une cavalcade propice à l’étincelle, qui réjouissait ces rescapés du sentiment.
Sous les encouragements, Christine, montant un pommelé gris-blanc, m’invita à la poursuivre.
Malgré ma petite forme, je relevai le défi, pressé qu’un effort soutenu me sorte du coaltar.
Déboulant au creux d’un pré, nous nous tînmes longtemps côte à côte ; elle, me souriant ; moi, bientôt gagné par le rictus des mauvais jours. Pour me tester, elle donna un coup de cravache, qui eut pour effet de me rejeter aussitôt 10 mètres en arrière. J’étais déjà dans le rouge, et pour bien faire, la pente remontait.
« Allez Pascal ! », m’encourageai-je soudain, abruti par l’effort, ne réalisant qu’après coup que mon nom m’était revenu. Cette amélioration inespérée de mon état de santé fit basculer la course. Je passai la surmultipliée.
En haut du talus, je dépassai la belle. Son cheval présentait des signes de fatigue. « Bernard ! », cria-t-elle une dernière fois avant de me voir disparaître.
J’avais pris la clef des champs, et à mesure que mes jambes se déliaient, je recouvrais la mémoire. Abandonnant la piste en cendrée, je filais dans le sous-bois au sol tapissé d’épines.
Mon envie d’impressionner Salomé en descendant un col de 1ère catégorie les yeux bandés avait bien failli précipité ma perte. Mais j’étais de retour.
Débouchant de la forêt, le cuissard déchiré par les ronces, j’aboutis à un carrefour dominé par l’imposante sculpture en bronze d’une roue dont les rayons étaient figurés par cinq bras se serrant mutuellement la pogne. C’était, d’après la plaque, le monument commémoratif de l’échappée du Marteau. Y avaient participé le Français Yves Saintol, de l’équipe Sonolor, Roger « le Liègeois » Pimkaerts pour Rokado, Terry Grolin, un Suisse du team Canada dry-Gazelle, l’Italien Ettore Pizzoti (Bic), et le Hollandais Vandergraaf, que des imbéciles surnommaient Vanderglace, parce qu’il roulait pour le compte de Frigécrème !
Coupant le fil de mes déductions, un minivan s’arrêta à ma hauteur.
Je sais désormais qui a tué Kevin Lebon, et pour peu qu’on me laisse en vie, toute la vérité vous sera révélée demain.
Pascal D’Huez, envoyé spécial depuis Le Marteau.
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