CHUTE À L’ARRIÈRE
22.1.07
C’est un manoir au bout d’un chemin qui accueillait autrefois le final des Boucles de la Chouque, une course disparue.
Vestige, la banderole d’arrivée sert aujourd’hui de housse au minivan.
Dans cette propriété de la famille Saintol, les Echappés du Marteau ont monté le siège de leur association, réunissant au sous-sol une manière de musée occulte du cyclisme.
Songez seulement qu’en cette cave qui servit de QG à la résistance, on trouve, outre différents champions reproduits dans la cire, un fragment de l’omoplate de Pascal Simon, cependant que, mis sous verre pour d’évidentes raisons de sécurité, le furoncle de Laurent Fignon trône au-dessus des têtes.
Mes hôtes forment un quintet de sexagénaires bedonnants certes, mais soignés. L’élégance de paroles et de manières, vertu acquise dans le peloton, préside notre entrevue autour de la théière, car nous sommes ici entre gentlemen et hommes d’honneur.
A ma gauche, Ettore Pizzoti, le « Milanais Fugace », tout entier vêtu de velours, se tient aux côtés d’Yves Saintol, célèbre pour la propreté de ses relais. Roger Pimkaerts, champion de bridge, fume sous le chapeau un cigare qui n’importune pas Gus Vandergraaf, à la balâfre héritée d’une reconversion dans la légion étrangère. Enfin, sur ma droite : Terry Grolin, le Suisse de charme, soupçonné à la fin de sa carrière d’avoir jeté un équipier dans le ravin parce qu’il avait négligé de nettoyer sa jante. Essuyant ses mains d’une lingette, il prend la parole.
« Nous allons jouer franc-jeu : Nous avons tué Kevin Lebon, et nous le regrettons. Mais qu’y faire ? La vérité approche, et si nous n’intervenions pas aujourd’hui, la police finirait par nous démasquer… C’est pourquoi nous vous invitons à régler cette poursuite par la seule justice que notre milieu reconnaisse : le sprint !
Soit vous nous expliquez en moins de dix minutes pourquoi et comment nous avons commis cette horreur, et nous nous rendons à la police en vous laissant les clefs de notre musée, soit vous échouez et vous lâchez l’affaire. Etes-vous notre homme, D’Huez ? »
Les engagements sont pris quand Ettore Pizzoti met en route un chrono Festina, trouvé dans une brocante de Pornic.
Le temps de rassembler mes notes, j’ai déjà perdu deux minutes lorsque je me lance.
Depuis qu’il a quitté sport-études, Kevin Lebon gagne sa vie en secret sur internet.
Finalement suspecté de tricherie par les sites de live betting qu’il dévalise, mis en quarantaine faute de preuves, il monte des paris clandestins, au gré des pigeons qu’il raccole au bowling de Kehl, où il fait serveur extra. Comme les effets de l’hippodine le font gagner presque toujours, il ne trouve bientôt plus d’amateurs, et se tourne vers des gens de passage…
Attentif, le front de Pimkaerts se met à perler. Comment est-ce possible ? J’ai déjà consommé la moitié de mon temps !
Ce mercredi 28 juin, parmi celles venues assister au départ du Tour, Kevin cherche de nouvelles têtes.
Justement, le voilà qui rencontre un groupe de connaisseurs, désireux de s’amuser un peu en misant sur la course.
Sachant de source sûre que Landis tourne à la dynamite, Terry Grolin désire parier sur l’Américain. Ses camarades suivent.
Seul contre l’asso, Kevin soutient Basso.
Quand, deux jours plus tard, survient le scandale, les Echappés du Marteau, grands seigneurs comme on sait, offrent à Kevin de rejouer. Il choisit Menchov…
Saintol s’esclaffe, aussitôt averti par ses camarades pour tentative d’influence.
Le Tour se présente bien. Au soir du Pla-de-Béret, confiants et motivés, les six joueurs s’accordent pour doubler la mise.
Arrive, brutale, la défaillance de la Toussuire. Bon prince à son tour, Kevin propose aux Echappés, effondrés, de revoir leur pari. C'est un piège. Sans se faire prier, ils y tombent.
« Après bien des hésitations !... », tempère Yves Saintol, « affaire de principes !»
Grolin se gausse. Ferais-je fausse route ?
Malin, Kevin leur demande en échange la permission de revenir sur son choix. Alors que, de l’avis général, Landis a perdu la course, il reporte sur lui toute sa mise !
« Un coup terrible qu’on a eu la bêtise de prendre pour de l’aveuglement ! », selon Saintol.
Morzine assomme les cinq associés. Toutefois, tenant parole, ils paient Kevin rubis sur l’ongle au soir de l’arrivée à Paris en lui cédant la mort dans l’âme le joyau de leur collection : Une pédale inestimable, propriété de Marco Pantani .
« C’était ça ou vendre le manoir… », confirme Yves Saintol, que Pimkaerts prie de se taire.
Mes hôtes se sont raidis. Des boules traversent péniblement les gorges.
Reste une minute.
Le jeudi, Landis est déclaré positif.
Les Echappés somment Kevin de leur rendre leur trésor, mais il ne les entend pas. La pédale lui a rendu la socquette légère, et le jeune homme a repris goût à la bicyclette.
« Dans ce cas, pourquoi ne pas tenter de lui racheter ? » fait remarquer Grolin, perfide.
Je me rends compte avec angoisse du caractère approximatif de ma déduction. Me reste vingt secondes. Bientôt quinze. Tant pis ! Avec ce qu’il me reste d’hippodine dans l’esprit, j’inventerai la suite.
En octobre, un fait nouveau précipite le drame : Le Président Chirac, poussé par un puissant lobby, fait voter un décret pour assurer une rente à vie aux coureurs vainqueurs d’étapes. Les Echappés n’y ont évidemment pas droit. Pire, la nouvelle loi, qui fait la part belle aux winners, réduit de moitié leurs pensions de retraite.
La rancœur monte, mais la cloche sonne. Je me jette sur la ligne !
« Messieurs, je vous accuse d’avoir tendu à Lebon Kevin un guet-apens, d’avoir scié sa jambe dans le double-but de récupérer votre bien et de faire porter le chapeau à votre ennemi intime, le pasteur Daniels ! »
Silence, puis.
Vandergraaf applaudit, entraînant la tablée dans une standing ovation. Les coupables sont confondus mais contents, et tandis qu’on débouche le Champagne, Pimkaerts me félicite, s’avouant déçu pour moi, dont l’explication fantasque n’a malheureusement pas convaincu.
Après qu’ils m’aient raccompagné à la porte en louant mon sens de l’honneur, je prends par derrière, et file illico les dénoncer à la gendarmerie.
Pascal D’Huez, depuis le Musée du Marteau.
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