ASTANA, ANDALOUSIE
1.11.06
Durant l’exil forcé que je viens d’endurer, cher lecteur, sous prétexte que les pellicules grasses collectées sur mon clavier contenaient du kératène, j’ai pu observer avec chagrin à quel point le couvre-feu instauré sur nos élans fanatiques par les comités antidoping avait causé des ravages déjà irréversibles. Joignant la lâcheté au manque de discernement, c’est tout juste si les journaux, même spécialisés, ont relaté la magnifique épopée de la paire kazakhe Vino/Kashechkin lors du dernier Tour d’Espagne, transis qu’ils sont de s’enthousiasmer pour un coureur que la loi déclassera peut-être demain, alors que le phénomène inverse constitue un danger plus inquiétant.
Permettez-moi donc de remettre les pendules à l’heure, d’éclairer la route en justicier de l’exploit, d’ouvrir enfin les portes du goulag à ces prisonniers du soupçon que sont devenus les cyclistes sur route, lorsqu’il leur arrive, sous la moue circonspecte des tribunes officielles, de gagner des courses.
Subrepticement, dans l’obligation de trouver un sponsor de toute urgence à quelques jours du Tour de France, Alexander Vinokourov a réintroduit le cyclisme par nations, car Astana, c’est le Kazakhstan ; le Kazakhstan échappé devant le reste du peloton. Ce maillot, qui paraît désigner chacun des membres de l’équipe, fut-il encore espagnol, comme le champion national Kazakh, semble transcender ses porteurs natifs. On peut y lire, sinon l’amour du pays, au moins la volonté de promouvoir de par le monde entier son dynamisme et ses couches pétrolifères, -plus profondes que partout ailleurs, si bien que lorsqu’il n’y aura plus d’énergie, il en restera encore outre-Oural- et mieux encore, de défendre son honneur, sérieusement mis à mal ces derniers mois par l’humoriste anglais Sacha Baron Cohen qui, sous les traits du faux journaliste Borat, évoque un Kazakhstan arrièré, et se rend dans les émissions télés américaines à bord d’une voiture tirée par un attelage de femmes, déchaînant la colère du bon président Nazarbaïev, celui-là même qui, contre une bicyclette et un maillot amarillo, a offert au début du mois la légion d’honneur à Vino, et à Kashechkin, un appartement dans la nouvelle capitale du pays, la bien-nommée Astana.
Avec leurs visages maigres à faire peur de cavaliers mongols, traversant l’Andalousie par une température jamais vue du côté de la Mer d’Aral, sinon lors des essais nucléaires pratiqués du temps des soviets, l’attelage VinoKash, rendu indissociable par la force que donnent les pactes passés entre frères à l’ombre des lits superposés, roulait vers la Sierra de Pandora à une allure folle, afin d’éponger la défaillance subie par l’aîné quelques jours plus tôt, et de déposséder le valeureux Valverde d’un maillot de leader que tous les experts lui promettaient définitif.
Un an plus tôt, tandis que déjà amis, ils n’appartenaient pas encore à la même équipe, les deux héros s’étaient déjà employés à unir leur talent lors d’une échappée au pied du col de Marie-Blanque, lorsque tout à coup, Andrey avait reçu un coup de poing de la part d'un spectateur. S’étonnant de sa disparition, Alex avait décéléré et fait marche arrière pour venir le remorquer.
Cette fois, malgré un public résolument acquis à la cause de leurs poursuivants, nul bris de cadre pour le tandem. Pas même une roue voilée.
Quand Kashechkin était petit, le plafond de sa chambre s’illuminait des lueurs des fusées spatiales tirées depuis Baïkonour, le fameux cosmodrome. Il en avait tiré le projet de devenir cosmonaute. Cette lubie lui passa subitement au spectacle de la victoire de Gianni Bugno aux championnats du monde de Benidorm, opportunément diffusé par la première chaîne.
Avait-il cependant l’impression d’embarquer pour Mars, le nez dans la poussière orangée dispersée par la roue arrière de son coéquipier et modèle ? Se sentait-il appartenir à la première mission kazakh en vue de la pose d’un satellite à l’aplomb de l’observatoire de Calar Alto ?
Quelles étoiles voyait-il encore danser dans son champ de vision au moment de lâcher prise dans le dernier contre-la-montre et de consentir à finir troisième d’un tour qui l’avait révélé ?
Quant à Vino, pour en finir avec l’épisode astronautique, on l’ignore sans doute, mais un seul Tour d’Espagne victorieux suffit à accomplir la distance Terre-Lune.
Par leur démonstration sur les pentes hostiles d’un pays si étranger au leur, nos deux résidents monégasques au cœur à jamais accroché à la steppe, nous ont rappelé la fraternité des équipiers cyclistes devenus parents le temps d’une galère infernale, les petits frères hagards qui se tiennent serrés dans les rangs de l’école malgré leur différence d’âge, ou encore, les candidats à l’immigration venus d’Afrique et qui se donnent la main dans la nuit noire où leur guide véreux a choisi de leur faire franchir la montagne.
Bien au-delà des comptes d’apothicaire des commerçants vertueux de l’eau claire, Vinokourov et Kashechkin ont accompli leur beau métier de coureur cycliste, qui consiste pour les meilleurs, à devenir les vecteurs d’un récit intemporel.
Enfin, redescendus sur Terre, fidèles à la nature héritée de leurs ancêtres divers (le Kazakhstan est en fait un melting-pot, et Vino, c’est un comble, est plutôt considéré comme un Russe kazahstanais), les guérilleros de la Vuelta se sont retrouvés au pays quelques jours après les championnats du monde de Salzbourg, à l’occasion du critérium mémorial à André Kivilev.
Habillés en civil de tenues moulantes et flashys, ils ont inauguré une rue au nom de leur ami disparu et dévoilé une plaque où figure son portrait.
Par réflexion dans le chrome élégant, on pouvait voir derrière eux, des grues immenses élever dans le ciel d’Astana les nouveaux immeubles dévolues aux ambassades.
Pascal D’Huez, envoyé spécial.
2 Comments:
Merci pour ce bon (encore) billet
juste une petite précision, Astana c'est aussi et surtout la capitale de leur pays.
Une des preuves qu'ils (les coureurs et sponsor) aiment leur pays.
texte sublissime. Fermez le site, y aura pas mieux... Le dernier mot est "ambassade" en plus... CQFD...
Dr Devo.
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