TYPOLOGIE DU SUCEUR DE ROUE
15.10.05
Une après-midi, vous vous mettez en tête de construire une petite chaise.
Vous appelez un ami, qui propose spontanément de venir donner un coup de main.
Or, à peine arrivé, il s’assied, puis vous regarde bosser en mangeant vos propres pistaches.
Vers 19H30, écœuré, vous avez terminé la chaise, sans que l’ami n’ait bougé le petit doigt. Vous partez alors vous allonger.
Presque aussitôt, la voix d'une femme vous réveille, c'est la vôtre, que votre ami accueille par ces mots : « Ah bonsoir madame D’Huez !...Regardez donc la belle petite chaise que je vous ai faite ».
Cette fable permettra à tous ceux qui n’ont jamais fait la course en tête de mieux comprendre le sentiment de Philippe Gilbert, à l’issue de Paris-Tours, au moment où son compagnon d’échappée, Stijn Devolder, qui n’avait depuis longtemps pas pris le moindre relais, tentait de le dépasser dans les derniers mètres.
Sa nonchalance sous la flamme rouge ne permettait cependant plus aux deux hommes de se disputer la victoire, et le peloton finissait par s’abattre sur eux comme une fessée.
L’ultime réflexe de Gilbert, en ce triste dimanche, consistait à envoyer un bras d’honneur à celui qui, par trop de calculs, lui avait sans doute fait perdre la course.
« Sucer la roue » -puisque c’est ainsi qu’on appelle l’attitude qui consiste à rester dans le sillage d’un autre, en profitant de son aspiration- est une pratique bien connue. Il s’agit d’un parasitisme récurrent, considéré bénin au point qu’on a jamais songé à le sanctionner. Or, plusieurs questions se posent aujourd’hui, auxquelles le rédacteur de Sport&Erotism s’engage à répondre à moitié : Comment en vient-on à sucer sa première roue ? Qui est le suceur de roue ? Sucer la roue est-il fair-play ? Enfin, s’il était footballeur, le cycliste enverrait-il le ballon en touche quand son adversaire a crevé ?
A l’analyse, les raisons qui poussent le suit-en-queue, le podiumard, le lèche-boyaux, à se conduire de la sorte, sont toujours bonnes, car la manœuvre, trop souvent répétée, est mal vue du syndicat des coureurs, et peut faire perdre gros dans la perspective de l’après-carrière (comme le prouve la non-invitation de Joop Zoetemelk aux cinquante ans de Bernard Hinault).
Au premier rang des motifs qui poussent à s’asseoir sur le porte-bagages d’un autre, on trouve donc l’impuissance. C’est le cas typique d’un Zülle, par exemple, réduit dans les Tours 95 et 99 à suivre le maillot jaune pour assurer une deuxième place qu’il sait être sa limite. Cette manière de s’accrocher, sans mauvais esprit, peut quelquefois relever de l’apprentissage, à l’exemple du premier Ivan Basso.
Différent, mais tout autant inoffensif, est le cas du suiveur par passion. Ainsi, le hollandais Mout Vermouten, élu « Suceur du siècle » par le magazine Elle, se faisait fort de n’avoir jamais pris le moindre relais de toute sa carrière.
Mout aimait simplement les champions. Il ne désirait rien tant qu’accompagner Ocana ou Poulidor dans les sommets. Celui qu’on surnommait Mouche-Cuissard, ou Le Dossard Humain, était un fan équipé d’un vélo. S’il faisait le bonheur de son directeur sportif en accumulant les places d’honneur, c’était par inadvertance, parce qu’il avait voulu rester au contact d’une idole le plus longtemps possible.
Son mal était profond, et on était sûr, dans les transferts par train ou avion, de le retrouver assis derrière Merckx.
Ainsi allait Mout. Sa dépendance tenait-elle de l’angoisse d’éclairer la route ? Sans doute.
Abordons enfin le cas du coureur qui, exactement comme une tique, se fixe sur le dos de son adversaire et s’en nourrit. Le suceur de roue tactique, qu’il choisisse de rester muet ou qu’il simule d’être au maximum, prémédite de battre le collègue sans lequel il ne pourrait pas gagner, au mépris des régles de politesse les plus élémentaires.
On reconnaît dans cette description le George Hincapie de l’étape Lézat-sur-Lèze / Saint-Lary Soulan, avec Oscar Pereiro dans la peau du condamné à mort qui emmène en voiture son bourreau jusqu'à la chaise électrique.
Faut-il en vouloir à l’avare en coups de pédale d’agir de la sorte ? Ne devrait-on pas, comme au basket, instaurer un délai au-delà duquel le coureur qui ne prend pas de relais, serait disqualifié par le commissaire de course ? A quand la signature obligatoire d'une charte de bonne conduite ?
Qu’on imagine un Pro-Tour entre gentlemen.
Gilbert aurait gagné Paris-Tours grâce à la coopération de Stijn Devolder, et Pereiro triomphé de George Hincapie, qui ne lui aurait pas disputé le sprint.
Chaque échappée serait un roulement à billes sans saccades ni mauvaise volonté. L’arrivée couronnerait le meilleur.
A présent, envisageons une course ouverte aux seuls suceurs de roue, le Grand Prix Mout Vermouten.
Difficile de dégager un favori, ni même un scénario probable.
De vagues projets d’échappées avorteraient au terme de longues négociations.
En tête, on assisterait à un perpétuel va-et-vient. Le meneur involontaire, surpris de se retrouver en pointe, décélèrerait brutalement pour se recaler au milieu d’un peloton qui ne cesserait de se dérober. Et ainsi de suite.
Au terme d’une course éminemment tactique, le sprint massif deviendrait inévitable.
La preuve est faite que le parasite suceur de roue contribue à la bonne santé de la course, dans la mesure où sa population reste minoritaire.
Il me reste à vous souhaiter une bonne fin de saison, et à aller rendre sa petite chaise au laboratoire de Châtenay-Malabry qui me l’avait gentiment prêtée.
Pascal D’Huez, envoyé spécial.
Vous appelez un ami, qui propose spontanément de venir donner un coup de main.
Or, à peine arrivé, il s’assied, puis vous regarde bosser en mangeant vos propres pistaches.
Vers 19H30, écœuré, vous avez terminé la chaise, sans que l’ami n’ait bougé le petit doigt. Vous partez alors vous allonger.
Presque aussitôt, la voix d'une femme vous réveille, c'est la vôtre, que votre ami accueille par ces mots : « Ah bonsoir madame D’Huez !...Regardez donc la belle petite chaise que je vous ai faite ».
Cette fable permettra à tous ceux qui n’ont jamais fait la course en tête de mieux comprendre le sentiment de Philippe Gilbert, à l’issue de Paris-Tours, au moment où son compagnon d’échappée, Stijn Devolder, qui n’avait depuis longtemps pas pris le moindre relais, tentait de le dépasser dans les derniers mètres.
Sa nonchalance sous la flamme rouge ne permettait cependant plus aux deux hommes de se disputer la victoire, et le peloton finissait par s’abattre sur eux comme une fessée.
L’ultime réflexe de Gilbert, en ce triste dimanche, consistait à envoyer un bras d’honneur à celui qui, par trop de calculs, lui avait sans doute fait perdre la course.
« Sucer la roue » -puisque c’est ainsi qu’on appelle l’attitude qui consiste à rester dans le sillage d’un autre, en profitant de son aspiration- est une pratique bien connue. Il s’agit d’un parasitisme récurrent, considéré bénin au point qu’on a jamais songé à le sanctionner. Or, plusieurs questions se posent aujourd’hui, auxquelles le rédacteur de Sport&Erotism s’engage à répondre à moitié : Comment en vient-on à sucer sa première roue ? Qui est le suceur de roue ? Sucer la roue est-il fair-play ? Enfin, s’il était footballeur, le cycliste enverrait-il le ballon en touche quand son adversaire a crevé ?
A l’analyse, les raisons qui poussent le suit-en-queue, le podiumard, le lèche-boyaux, à se conduire de la sorte, sont toujours bonnes, car la manœuvre, trop souvent répétée, est mal vue du syndicat des coureurs, et peut faire perdre gros dans la perspective de l’après-carrière (comme le prouve la non-invitation de Joop Zoetemelk aux cinquante ans de Bernard Hinault).
Au premier rang des motifs qui poussent à s’asseoir sur le porte-bagages d’un autre, on trouve donc l’impuissance. C’est le cas typique d’un Zülle, par exemple, réduit dans les Tours 95 et 99 à suivre le maillot jaune pour assurer une deuxième place qu’il sait être sa limite. Cette manière de s’accrocher, sans mauvais esprit, peut quelquefois relever de l’apprentissage, à l’exemple du premier Ivan Basso.
Différent, mais tout autant inoffensif, est le cas du suiveur par passion. Ainsi, le hollandais Mout Vermouten, élu « Suceur du siècle » par le magazine Elle, se faisait fort de n’avoir jamais pris le moindre relais de toute sa carrière.
Mout aimait simplement les champions. Il ne désirait rien tant qu’accompagner Ocana ou Poulidor dans les sommets. Celui qu’on surnommait Mouche-Cuissard, ou Le Dossard Humain, était un fan équipé d’un vélo. S’il faisait le bonheur de son directeur sportif en accumulant les places d’honneur, c’était par inadvertance, parce qu’il avait voulu rester au contact d’une idole le plus longtemps possible.
Son mal était profond, et on était sûr, dans les transferts par train ou avion, de le retrouver assis derrière Merckx.
Ainsi allait Mout. Sa dépendance tenait-elle de l’angoisse d’éclairer la route ? Sans doute.
Abordons enfin le cas du coureur qui, exactement comme une tique, se fixe sur le dos de son adversaire et s’en nourrit. Le suceur de roue tactique, qu’il choisisse de rester muet ou qu’il simule d’être au maximum, prémédite de battre le collègue sans lequel il ne pourrait pas gagner, au mépris des régles de politesse les plus élémentaires.
On reconnaît dans cette description le George Hincapie de l’étape Lézat-sur-Lèze / Saint-Lary Soulan, avec Oscar Pereiro dans la peau du condamné à mort qui emmène en voiture son bourreau jusqu'à la chaise électrique.
Faut-il en vouloir à l’avare en coups de pédale d’agir de la sorte ? Ne devrait-on pas, comme au basket, instaurer un délai au-delà duquel le coureur qui ne prend pas de relais, serait disqualifié par le commissaire de course ? A quand la signature obligatoire d'une charte de bonne conduite ?
Qu’on imagine un Pro-Tour entre gentlemen.
Gilbert aurait gagné Paris-Tours grâce à la coopération de Stijn Devolder, et Pereiro triomphé de George Hincapie, qui ne lui aurait pas disputé le sprint.
Chaque échappée serait un roulement à billes sans saccades ni mauvaise volonté. L’arrivée couronnerait le meilleur.
A présent, envisageons une course ouverte aux seuls suceurs de roue, le Grand Prix Mout Vermouten.
Difficile de dégager un favori, ni même un scénario probable.
De vagues projets d’échappées avorteraient au terme de longues négociations.
En tête, on assisterait à un perpétuel va-et-vient. Le meneur involontaire, surpris de se retrouver en pointe, décélèrerait brutalement pour se recaler au milieu d’un peloton qui ne cesserait de se dérober. Et ainsi de suite.
Au terme d’une course éminemment tactique, le sprint massif deviendrait inévitable.
La preuve est faite que le parasite suceur de roue contribue à la bonne santé de la course, dans la mesure où sa population reste minoritaire.
Il me reste à vous souhaiter une bonne fin de saison, et à aller rendre sa petite chaise au laboratoire de Châtenay-Malabry qui me l’avait gentiment prêtée.
Pascal D’Huez, envoyé spécial.
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