Michele Bartoli, une jeunesse exemplaire
15.1.05
Nous traversons la saison funeste où les coureurs s’entraînent dans leur salon en regardant des jeux télés, baignent dans l’odeur de la soupe aux légumes, grossissent, fument, font des bilans de santé et rangent leur pharmacie ; l’époque où ils migrent gentiment, s’épaulant entre confrères pour le déménagement, de Malaga à Gand, ou de l’Italie à Monaco.
Dans quelques semaines pourtant, le redoux, déjà, se fera sentir. On ira rouler en bandes dans les flaques récemment dégivrées, en faisant la connaissance de nouveaux équipiers. Les maillots flambant neuf feront leur petit effet parmi ceux du voisinage. Le peloton repartira pour un tour, et, les coureurs, afin de tuer le temps, s’étant suffisamment abrutis de kilomètres, quitteront leur pavillon pour tenter d’aller se forger un palmarès.
D’autres, au matin de la reprise, resteront en jean.
Parmi ceux-là, qui devront dorénavant se mettre à l’apprentissage d’arides logiciels de gestion d’entreprise, figurera le petit Ange des Ardennes, le dahu de la côte de Sart-Tilman que personne jamais ne parvint à rattrapper, Michele Bartoli.
Le champion en a plein les pattes. Il explique que tourner les pédales lui fait mal dans tout le corps, à cause de chutes à répétition l’ayant accablé tout au long de sa carrière, dont l’une occasionnant une fracture du bassin. Certain de ne plus être en mesure de jouer les premiers rôles, plutôt que d’apparaître flou à la télé, il préfère regagner la voiture-balai. Bref, le champion a raccroché son bicloune dans la remise en plastique ondulé ; il a échangé sa réserve de guidoline contre un poisson rouge nommé Basta.
Le cyclisme est un sport qui transmute la matière. Ainsi, quand on évoque, avec un trémolo dans la voix, l’invicible Mapei, on change une entreprise de revêtement de sol en château fort. De la même façon, le suiveur patenté transforme sans effort le salarié d’une société de courrier postal en cannibale, un brave col en péril naturel. C’est facile, le vélo.
Hélàs, ce pouvoir magique, souvent sous-estimé par les sponsors, échoue à rendre au champion vieillissant sa vélocité du début. Rien ne nous rendra plus Bartoli. Il faut alors, comme au rugby, nous en remettre à la vidéo.
Sur ma première cassette, anotée 1997, figure un dessin animé. Deux gros canaris de la Once, Jalabert et Zülle, s’amusent à harceler un matou, portant maillot Technogym. Plus rusé et plus puissant, Bartoli les croque en deux bouchées, pour la Saint-Nicolas.
Dans la même collection, je possède aussi un très bon western, tourné l’année suivante. Au sommet d’une montagne, se retrouvent les pires gâchettes des Ardennes. Le fidèle Bettini s’étant encore sacrifié pour son leader, ce dernier tire deux fois, flanque une trouille bleue au jeune écuyer Vandenbroucke, et garde le magot pour lui tout seul.
La caméra suit longtemps sa silhouette admirablement posée, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le lointain, solitaire et vainqueur.
L’allure de Bartoli sur sa machine était un ravissement pour l’amateur de balistique, une leçon pour celui qui pratique le deltaplane. Parfaitement équilibré, allant droit à l’essentiel, il semblait, par élégance, ne pas vouloir risquer, dans un surcroît d’effort, de tomber dans une pédalée plus heurtée. Aussi, les jours où il était moins bien, on pouvait conclure que c’était à cause du vent.
On aurait pu voyager sur son dos, sans trouver le temps long. Nombreux coureurs, d’ailleurs, ne se sont pas gênés pour le faire. Sa position était naturelle, idéale ; c’était, à peu de chose près, la position que prendrait d’instinct un nouveau-né, si, sitôt sorti du ventre maternel, on le posait sur un vélo*.
Que va-t-il devenir, maintenant, lui qu’on imagine mal marcher dans la rue ?
Les livres spécialisés retiendront qu’à la fin du vingtième siècle, le sport cycliste connut un courant néo-romantique, principalement représenté par deux coureurs italiens, Marco Pantani et Michele Bartoli. Quand l’un s’occupait des pics, l’autre aplatissait les bosses. Leur existence était compliquée ; de gros bâtons étaient régulièrement jetés dans leurs roues.
Cependant, l’un comme l’autre, lorsqu’on les croyait finis, revenant de nulle part, était encore capable d’envolées fulgurantes et suicidaires, -comme on n’en voyait plus -, au risque, pourtant durement réprimé, d’y laisser sa santé.
J’en veux pour preuve ce jour d’avril 99, où par un temps épouvantable, ayant pris l’une de ces nombreuses après-midi que mettait à ma disposition le chômage, je m’étais rendu sur le bord du chemin, entre Namur et Huy, pour y voir passer la course. Comble du souci d’organisation, la Flèche Wallonne, cette année-là, s’ouvrait par un convoi exceptionnel. Prévenu par une nuée de girophares, Michele Bartoli traversait la neige fondue, avec dans sa roue, un Den Bakker réduit à tenir la chandelle.
Le temps de l’éternuement où cet attelage passa devant moi, en m’aspergeant de pluie fraîche, je prenais la leçon.
Sitôt rentré, remonté à bloc par l’exemple, je cessais de pointer à l’ANPE, et j’entamais les démarches pour monter ma propre boîte de farces et attrapes.
Cher Michele, j’étais encore là, lors du dernier Tour de France, prêt à vous envelopper d’un plaid, lorsque vous avez du vous résigner, en sanglots, à poser un pied à terre définitif sur ces routes qui ne vous ont jamais souri.
Le lendemain, un maillot jaune allait chercher un échappé pour le punir de lui causer des ennuis judiciaires dans la vie de tous les jours.
La noblesse avait quitté le peloton. ■
Pascal D’Huez, envoyé spécial.
*expérience menée par le Professeur Brown du M.I.T (voir « Je m’entraîne en Amérique »)
Dans quelques semaines pourtant, le redoux, déjà, se fera sentir. On ira rouler en bandes dans les flaques récemment dégivrées, en faisant la connaissance de nouveaux équipiers. Les maillots flambant neuf feront leur petit effet parmi ceux du voisinage. Le peloton repartira pour un tour, et, les coureurs, afin de tuer le temps, s’étant suffisamment abrutis de kilomètres, quitteront leur pavillon pour tenter d’aller se forger un palmarès.
D’autres, au matin de la reprise, resteront en jean.
Parmi ceux-là, qui devront dorénavant se mettre à l’apprentissage d’arides logiciels de gestion d’entreprise, figurera le petit Ange des Ardennes, le dahu de la côte de Sart-Tilman que personne jamais ne parvint à rattrapper, Michele Bartoli.
Le champion en a plein les pattes. Il explique que tourner les pédales lui fait mal dans tout le corps, à cause de chutes à répétition l’ayant accablé tout au long de sa carrière, dont l’une occasionnant une fracture du bassin. Certain de ne plus être en mesure de jouer les premiers rôles, plutôt que d’apparaître flou à la télé, il préfère regagner la voiture-balai. Bref, le champion a raccroché son bicloune dans la remise en plastique ondulé ; il a échangé sa réserve de guidoline contre un poisson rouge nommé Basta.
Le cyclisme est un sport qui transmute la matière. Ainsi, quand on évoque, avec un trémolo dans la voix, l’invicible Mapei, on change une entreprise de revêtement de sol en château fort. De la même façon, le suiveur patenté transforme sans effort le salarié d’une société de courrier postal en cannibale, un brave col en péril naturel. C’est facile, le vélo.
Hélàs, ce pouvoir magique, souvent sous-estimé par les sponsors, échoue à rendre au champion vieillissant sa vélocité du début. Rien ne nous rendra plus Bartoli. Il faut alors, comme au rugby, nous en remettre à la vidéo.
Sur ma première cassette, anotée 1997, figure un dessin animé. Deux gros canaris de la Once, Jalabert et Zülle, s’amusent à harceler un matou, portant maillot Technogym. Plus rusé et plus puissant, Bartoli les croque en deux bouchées, pour la Saint-Nicolas.
Dans la même collection, je possède aussi un très bon western, tourné l’année suivante. Au sommet d’une montagne, se retrouvent les pires gâchettes des Ardennes. Le fidèle Bettini s’étant encore sacrifié pour son leader, ce dernier tire deux fois, flanque une trouille bleue au jeune écuyer Vandenbroucke, et garde le magot pour lui tout seul.
La caméra suit longtemps sa silhouette admirablement posée, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le lointain, solitaire et vainqueur.
L’allure de Bartoli sur sa machine était un ravissement pour l’amateur de balistique, une leçon pour celui qui pratique le deltaplane. Parfaitement équilibré, allant droit à l’essentiel, il semblait, par élégance, ne pas vouloir risquer, dans un surcroît d’effort, de tomber dans une pédalée plus heurtée. Aussi, les jours où il était moins bien, on pouvait conclure que c’était à cause du vent.
On aurait pu voyager sur son dos, sans trouver le temps long. Nombreux coureurs, d’ailleurs, ne se sont pas gênés pour le faire. Sa position était naturelle, idéale ; c’était, à peu de chose près, la position que prendrait d’instinct un nouveau-né, si, sitôt sorti du ventre maternel, on le posait sur un vélo*.
Que va-t-il devenir, maintenant, lui qu’on imagine mal marcher dans la rue ?
Les livres spécialisés retiendront qu’à la fin du vingtième siècle, le sport cycliste connut un courant néo-romantique, principalement représenté par deux coureurs italiens, Marco Pantani et Michele Bartoli. Quand l’un s’occupait des pics, l’autre aplatissait les bosses. Leur existence était compliquée ; de gros bâtons étaient régulièrement jetés dans leurs roues.
Cependant, l’un comme l’autre, lorsqu’on les croyait finis, revenant de nulle part, était encore capable d’envolées fulgurantes et suicidaires, -comme on n’en voyait plus -, au risque, pourtant durement réprimé, d’y laisser sa santé.
J’en veux pour preuve ce jour d’avril 99, où par un temps épouvantable, ayant pris l’une de ces nombreuses après-midi que mettait à ma disposition le chômage, je m’étais rendu sur le bord du chemin, entre Namur et Huy, pour y voir passer la course. Comble du souci d’organisation, la Flèche Wallonne, cette année-là, s’ouvrait par un convoi exceptionnel. Prévenu par une nuée de girophares, Michele Bartoli traversait la neige fondue, avec dans sa roue, un Den Bakker réduit à tenir la chandelle.
Le temps de l’éternuement où cet attelage passa devant moi, en m’aspergeant de pluie fraîche, je prenais la leçon.
Sitôt rentré, remonté à bloc par l’exemple, je cessais de pointer à l’ANPE, et j’entamais les démarches pour monter ma propre boîte de farces et attrapes.
Cher Michele, j’étais encore là, lors du dernier Tour de France, prêt à vous envelopper d’un plaid, lorsque vous avez du vous résigner, en sanglots, à poser un pied à terre définitif sur ces routes qui ne vous ont jamais souri.
Le lendemain, un maillot jaune allait chercher un échappé pour le punir de lui causer des ennuis judiciaires dans la vie de tous les jours.
La noblesse avait quitté le peloton. ■
Pascal D’Huez, envoyé spécial.
*expérience menée par le Professeur Brown du M.I.T (voir « Je m’entraîne en Amérique »)
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