BASSO L’ÉLECTRIQUE
17.5.06
« Dans quel but et pourquoi vivons-nous ?
Cette question, pourtant passionnante, ne se posait pas, lors de la cinquième étape du Giro, tant les coureurs alignés sur ce contre-la-montre par équipes semblaient avoir évacué tout projet personnel afin de constituer ensemble une sorte de bobsleigh.
Dans l'exercice collectif, la course de la CSC tient du ruisseau, un accomplissement de la nature où chaque coureur-molécule vient combler le vide automatiquement, par le jeu des mêmes forces qui commandent aux vagues d’osciller. Nulle induration, nul cholestérol, nulle entropie. A les regarder, les coureurs de Bjarne Riis évoquent ces objets en inox, mus par un effet de contrepoids et dont le balancement pourrait durer toujours ».
Versé dans le contenu multimédia et interactif, Seb (qui a un faux air de Robbie McEwen) est un petit génie de l’informatique. Quelques webcams lui suffisent pour offrir au réseau les mises en scènes audacieuses de Cathy, sa femme, une Ukrainienne, actrice en herbe qui se fait appeler Amazone.
Est-ce la surcharge de connexions sur le chat live de Cathy ? Est-ce l’effet d’une consommation accrue d’énergie due au téléchargement continu d’interviews de Jacques Goddet plein écran dénichées par Sylvain Paris-Brest sur le site de l’INA ?
Est-ce le résultat de factures impayées depuis octobre ?
Les hypothèses se multiplient, mais quand les faits sont là, il faut s’y tenir. Ainsi sommes-nous restés devant l’écran éteint comme George Hincapie devant sa fourche brisée de Paris-Roubaix.
Il en faut cependant plus pour nous détourner de la mission que personne ne nous a donnée.
Sa carrière de champion débute ce printemps par la fantastique promesse d'un doublé Giro-Tour.
Ayant perdu son Gepetto Armstrong, l’adolescence est terminée où il a sagement appris l’artisanat du démarrage assassin et la technique de l’assommoir, idéalement adaptée au premier jour de montagne. Comme le jeune Ninja que son maître abandonne en s’immolant, Ivan Basso va maintenant affronter le monde et ses vicissitudes, ennemis divers et venimeux qu’il saura reconnaître par instinct. S’il réussit, la solitude sera son lot. Jalousies et calomnie lui feront quelque fois plus de mal que les routiers-grimpeurs espagnols ou les pentes à rendement médiocre du nord de l’Italie.
Jusque-là, le rôle lui plaît. Le kimono lui va bien.
Course après course, Basso semble prendre conscience de ses énormes moyens. On le voit s’enivrer de sa propre gourmandise, et son expression lorsqu’il dévorait dimanche le Passo Lanciano était celle de l’amateur de tiramisu.
Si aucune coupure électrique ne vient perturber sa récupération, il pourra porter fin juillet un maillot sur lequel les cheveux blonds et les taches de banane sont indécelables.
J’espère m’être bien fait comprendre.
Mais l'heure avance.
Nous descendons suivre l’arrivée du giro au kebab d’en bas.
Bien que n’ayant aucun appétit, nous sommes contraints de commander des menus complets avec supplément harissa pour obtenir le droit de quitter MCM pour des vues par hélicoptère accompagnées de commentaires atones.
La commutation brutale de Shakira à Rik Verbrugghe provoque le mécontentement du reste de la clientèle, et il nous faut batailler contre le vent, faire bloc, commander encore, et laisser des ardoises terrifiantes pour parvenir jusqu’à l’arrivée, le ventre rempli de soda, les jambes coupées.
Dans ces moments-là, quelque chose de la CSC imprègne notre patrouille : des stries noires et rouges sur les avants-bras, symptôme d'hypertension.
On reprend alors l’escalier pour le huitième étage, et c’est peu dire que la pente est rude. Passé le cabinet dentaire du deuxième, c’est un carnage. Certains mettront plus de dix minutes pour se hisser jusqu’à l’appartement moqueté qui a vu passer tant de champions.
Par bonheur, dans la pénombre de la piaule, les reflets roses du soleil déjà couchant donnent à nos torses blancs l’illusion de la gloire.
Pascal D'Huez, envoyé spécial.